Le récit de voyage de Frank Brisson

Note de la rédaction: Voici le récit intégral de la traversée que Frank Brisson, enseignant à l’école secondaire Jean-Nicolet et artiste peintre professionnel, a entrepris cet été. Un itinéraire passionnant, plein de rencontres, de beautés, de peurs et de surprises. Passionné de photos? Voyez aussi dans la section «Images d’ici» des dizaines de photos de l’expédition du Nicolétain.

Je suis Frank Brisson. À l’origine, mon intention était d’atteindre Natashquan à partir de Nicolet et cela sur une période estimée de 30-35 jours. Mon projet se fondait sur une expérience antérieure de nombreuses années de canot-camping, mais j’allais vite découvrir qu’une expédition en kayak de mer sur le fleuve St-Laurent a des exigences qui vont bien au-delà de l’idée théorique qu’on peut s’en faire.

Je me suis préparé du mieux que je le pouvais en créant un cahier de route compilant le résultat de nombreuses recherches autant que l’expérience de plusieurs kayakistes ayant parcouru des bouts ici et là du trajet prévu. Ce cahier contenait des données relatives aux mises à l’eau, aux quais, aux marinas, aux points d’eau connus, aux endroits de camping possible mais surtout aux risques potentiels selon les lieux. J’ai lu des documents, des cartes, étudié l’atlas des courants de marées et bien d’autres choses encore. Au cours de l’hiver 2006-2007 j’ai participé à de nombreuses pratiques en piscine au cégep de Trois-Rivières pour apprendre à esquimauter, histoire de contrer le déssalage en pleine mer, au cas où.

Il a ensuite fallu procéder à l’achat d’éléments d’équipement essentiels tels : gps, radio vhf et dry suit pour ne nommer que ceux-là. Cela dit, le dry suit, un Palm Stikine dans mon cas, s’est avéré être la pièce d’équipement la plus importante au niveau sécurité mais aussi au niveau du confort de pagayer dans le froid, la pluie, la bruine, la vague. Puis enfin, il restait à m’entraîner, ce que j’ai fait tout l’hiver par le biais des pratiques au cégep, ensuite à l’aide d’un exerciseur Paddle One prêté par mon ami Pierre Tessier de KSL et en commençant les sorties extérieures dès la fin mars. Le printemps venu je sortais faire des 10 et 20 km sur le lac St-Pierre ou sur le Wapizagonke et, la date du départ approchant, je me suis mis à ajouter des charges de 10-20 et 30 kg dans le kayak pour m’habituer à l’effet du poids.

Début juin, je me sentais en forme et de plus en plus prêt et fébrile malgré le trac normal, et peut-être essentiel, qu’il faut ressentir à l’idée de prendre le départ d’un tel voyage. À une semaine du départ fixé au 24 juin, j’ai rassemblé tout le matériel de même que la bouffe et je fais un essai de chargement dans le kayak. Panique! Je n’arrive qu’à insérer la moitié du stock. Je ramène tout ça dans la maison et procède nerveusement à un amaigrissement drastique. Nouvel essai, ça rentre, mais j’ai du bagage sur le pont, dont ma tente, ce que je ne voulais pas. Tant pis, ce sera comme ça, expédition oblige pensai-je.

Jour 1, dimanche 24 juin, marina de Nicolet.

Jean-Charles, un ami, est venu me conduire avec kayak et bagages. Départ prévu à 9 h, plusieurs amis devraient être là bientôt, mais il y a aussi plusieurs navires qui s’alignent sur le fleuve pour passer devant la sortie de la rivière Nicolet et je décide de quitter un peu avant l’heure pour éviter le retard que pourrait occasionner le passage d’un cargo. Un gros porte-conteneur passe justement à la sortie de la rivière et à voir la vague qu’il lève, je sprinte pour me mettre à l’abri derrière le petit phare de Nicolet et éviter d’avoir à tester en pleine voie maritime le comportement de mon kayak chargé comme je ne l’ai jamais expérimenté auparavant. Tout va bien, je traverse vite le fleuve perpendiculairement et je file rejoindre mon partenaire Pierre Roy qui fera les deux premières semaines du voyage avec moi et qui m’attend avec conjointe et quelques amis au pied du pont Laviolette. Une fois arrivé, je me défais de la tente trop lourde installée sur le pont. Ça n’arrivera plus, ma prochaine tente d’expédition sera minuscule. Pierre Tessier, venu en kayak depuis le club Maïkan, fera un bout de route avec nous jusqu’à la rivière St-Maurice pour nous souhaiter bon voyage. Il fait très beau et le vent est pour nous, c’est un très bon moment. En passant devant Champlain, un ami et artiste célèbre, Gaston Petit, père dominicain qui surveillait notre passage nous salue et nous bénit du haut de son parterre. À Batiscan, un jam est en cours pour le week-end et un groupe de 17 kayakistes nous accueille cordialement dont Jean-Guy qui nous propose de camper de l’autre côté sur un beau site qu’il connaît à St-Pierre-les-Becquets, ce que nous acceptons pour répondre à un certain besoin d’espace et de solitude. Superbe décor pour ce premier campement : batture verte et ondulante toute en joncs et boisé magnifique.

Jour 2, lundi 25 juin, St-Pierre-les-Becquets.

Levés tôt pour prendre la marée descendante et profiter du courant. Vent sud-ouest et soleil. Je me départis d’encore un peu de poids inutile et laisse, accroché à un arbre, un souvenir-bricolage à Jean-Guy. C’est et ça restera tout au long du voyage le plus beau moment de la journée quand, après avoir démonté le campement, déjeuné et tout chargé à bord, on s’installe dans le kayak prêt à partir. Traversons du côté nord et sommes en direction de Donnacona, le courant est bon. Une longue ligne impressionnante de grosses roches apparaît éventuellement au beau milieu du fleuve et nous décidons alors de passer du côté sud des roches, celui de la voie maritime, pour profiter encore davantage du courant. Une surprise de taille nous attend, nous voila happés par le courant des « rapides Richelieu » et, sans pagayer, nous atteignons 22 km/h! De très gros remous partout, ça exige concentration et sang froid, nous passons mais non sans adrénaline. Sur le côté sud, plusieurs pêcheurs de doré nous observent, on y prend paraît-il les plus gros spécimens du fleuve. Retraversons du côté nord pour poursuivre notre route et passons Cap Santé. La marée baisse et nous approchons Pointe aux écureuils. Beaucoup de roches apparaissent de plus en plus partout sur la batture, ce ne sera pas facile de camper, la rive est très inhospitalière. Dans le lointain, en pleine eau et sur une grosse roche noire, une silhouette apparaît. On dirait une forme humaine, mais bientôt elle disparaît. J’ai un doute. Quelques instants plus tard, on distingue, étonnés, qu’un kayak vient vers nous. Je sais déjà de qui il s’agit, ce ne peut être que lui et effectivement il s’agit de Denis Royer, cet excellent kayakiste de Cap-Santé. Formidable et sympathique rencontre, Denis nous guidera jusqu’à la rive dans ces roches qu’il connaît bien, nous dira que la roche sur laquelle il était monté a un nom : rocher Jacques-Cartier et partagera avec nous en marchant dans la batture qui s’assèche quelques souvenirs d’enfance. On se salue et Denis reprend sa route alors qu’il ne nous reste qu’à demander permission de camper dans cet espace très restreint réservé à quelques propriétaires riverains. Le premier couple à qui je m’adresse a l’air un peu effrayé à nous voir mais un des autres résidents de l’endroit s’approche et nous faisons connaissance. Gaston Matte, spécialiste en cartes géographiques et kayakiste à ses heures, à qui nous expliquons notre présence, nous invite à camper sur sa propriété et nous offre au surplus l’usage de sa salle de bain. Nos kayaks sont assez loin de son terrain considérant le très haut talus qu’il faudra monter pour l’atteindre. Pas de problème, Gaston s’est fabriqué un solide chariot qu’il nous prête et nous roulons nos kayaks chargés jusque chez lui. Sommes à l’abri du vent qui souffle en soirée et parfaitement à l’aise. L’hospitalité est vraiment une formidable qualité.

Jour 3, mardi 26 juin, Pointe aux Écureuils.

Levés tôt vers 4h00. Vent du sud-ouest et orage qui s’annonce. Compliqué de planifier le passage du pont de Québec avec la distance qui nous reste à parcourir et la configuration de la côte. On part, il pleut et le vent augmente d’intensité. Une mer importante se forme et après 15 km sommes dans une vague de 3 pieds et courte qui cherche à déferler, le vent est fort. Ça s’impose de trouver refuge et vite. Sommes passés Neuville et arrivons dans le secteur des ilets Dombourg. Nous nous dirigeons vers ce qui semble de loin être une plage et allons découvrir en approchant un endroit superbe pour camper et les vestiges de ce qui a dû être autrefois un fort beau chalet. Petite baie protégée, plage de sable, forêt magnifique et sentier. Il est encore très tôt dans la journée mais nous décidons d’y rester pour profiter de la beauté de l’endroit et du soleil qui est revenu. Un peu de pêche fournira un petit doré à ajouter à la soupe du soir. Ça augure bien, j’ai l’intention de prendre du poisson tout au long de la route mais… une fois ne sera pas coutume.

Jour 4, mercredi 27 juin, Îlets Dombourg.

On se lève tôt pour être chargés et partis quand la marée sera haute soit vers les 6 h. Gros nuages et pluie, il fait très sombre. Notre objectif aujourd’hui : passer le pont de Québec. Sa structure va apparaître assez vite dans la distance et une cadence soutenue nous en approchera à quelques kilomètres où nous ferons une pause avant d’entamer le passage. Ce sera un moment symbolique fort, nous allons atteindre Québec. On repart et la structure imposante du pont remplit de plus en plus l’espace visuel. Le bruit du trafic qui y passe devient de plus en plus assourdissant, c’est incroyablement sonore et agressant. On s’engage sous le pont, le courant y est fort et l’eau turbulente, on passe, nous y sommes… enfin Québec! Viennent ensuite les quais, plusieurs bateaux de la garde côtière y sont amarrés et il faut faire attention aux traversiers qui font la navette. Photos devant le château évidemment. Le temps est toujours gris, il vente et une bonne vague se maintient. Il faut chercher une place où camper. Nos notes indiquent une possibilité dans la baie de Beauport mais en y arrivant on constate que ce ne sera pas simple. Nous sommes à une période de hautes marées et elles seront croissantes encore pendant une semaine jours alors il faut bien choisir l’emplacement. On s’installe finalement au grand vent sur la pointe rocheuse qui fait face à l’île d’Orléans. Pas terrible comme emplacement, mais dans les circonstances ça fera l’affaire. Un gardien de sécurité se pointe et nous avise que nous sommes sur les terres du port de Québec et que l’accès y est interdit. Le site est en construction en vue de Québec 2008. On explique qu’on ne peut pas repartir avant la prochaine marée et qu’à 5 h du matin nous ne serons plus là. Il va en parler à son « boss » mais nous ne serons finalement pas dérangés. Le ciel est très menaçant et un très violent orage électrique commence en soirée. La foudre tombe partout et sans arrêt autour de nous. La logique impose que nous nous mettions à l’abri ailleurs que sous la tente et allons nous réfugier sous le porche d’un des édifices en construction. Faudra attendre une heure que ça se calme enfin pour réintégrer notre tente. Notre sommeil sera troublé de quelques épisodes de pluies torrentielles mais la tente neuve de Pierre tient bon.

Jour 5, jeudi 28 juin, pointe de la baie de Beauport.

Réveil à 3h00, on veut prendre de l’avance sur la marée descendante en pagayant sur la fin de la montante alors que son courant est très faible. Cette stratégie sera d’ailleurs très « payante » dans les jours qui suivront d’autant plus qu’au petit matin il n’y a souvent et peut-être généralement pas de vent ni de vague pendant plusieurs heures. On choisit de ne pas contourner la baie et de filer directement vers le pont de l’île d’Orléans qu’on voit à peine dans la distance et l’obscurité. Il fait très beau et petit vent de dos. On passe le pont en saluant Félix et du côté nord on se dirige vers Ste-Anne de Beaupré où nos notes indiquent un camping près du quai. On y arrive à mi-marée et chemin faisant il nous est apparu que les berges étaient de vase, la batture sera terrible alors espérons qu’une fois passé le quai ce sera plus accueillant. Erreur. Ce n’est pas mieux et le camping en question n’est autre que l’espace à caravanes dans un espèce de grand parking pour les pèlerins motorisés de la basilique. Pas question de camper là mais on s’échoue sur les rochers du quai pour faire une pause sans vase et on laisse descendre la marée. On grimpe les roches pour atteindre le dessus du quai où quelques personnes pêchent. Un abri nous garde à l’ombre du soleil de plomb qui tape très fort et une aimable touriste accepte de m’emmener au village chercher de l’eau. Nous allons faire connaissance avec le sympathique Marc St-Hilaire qui m’apprendra la technique pour prendre l’esturgeon et me fournira même quelques vers pour la circonstance. J’ai hâte d’essayer, je vois déjà cuire le poisson sur un bon feu de braises surtout que les esturgeons n’ont pas cessé de sauter hors de l’eau et tout autour de nos kayaks et cela depuis de nombreux kilomètres. Le phénomène est remarquable, je parle ici de centaines d’esturgeons. Paraît qu’ils sautent pour se débarrasser de parasites mais bon, c’est à vérifier. Dès que la marée se met à remonter, on quitte le quai pour filer sur l’île de l’autre côté. Nous allons pagayer à contre-courant et avec un bon vent de face en cherchant un endroit propice pour camper. C’est difficile, beaucoup de boue et rien d’intéressant qui ne soit déjà la propriété de quelqu’un. En cours de route, dans les joncs, Pierre verra deux gros esturgeons à fleur d’eau et j’essaierai d’en assommer un avec le tranchant de ma groenlandaise mais le coup va rater, je vais heurter le pont du kayak avant la cible qui n’attendra pas le deuxième coup. Je me promets d’apporter un petit trident la prochaine que je me pointe ici. Bon… on poursuit notre route en direction de la Pointe d’Argentenay et bien avant d’y arriver apparaissent les vestiges d’un ancien quai. L’endroit est superbe et le dessus du quai en s’enfonçant vers le boisé de la rive va fournir un excellent endroit où camper à l’abri du vent. Une petite randonnée va nous révéler que nous sommes sur un très beau domaine, nous allons nous faire discrets. Je vais pêcher et mettre à l’essai la technique de Marc mais il n’y a que peu d’eau au bout du quai. Je ne prendrai qu’une barbotte que je laisserai filer.

Jour6, vendredi 29 juin, nord de l’île d’Orléans

Debout vers les 3 h dans la froideur, c’est la routine du matin, exigeante à cette heure-là, dans la froideur et les douleurs musculaires héritées des efforts de la veille : rassembler le matériel, refaire les sacs, défaire la tente, déjeuner, ranger méthodiquement dans les kayaks. Autant c’est le bonheur quand tout est chargé et qu’on est prêt à pagayer, autant les deux heures qui précèdent sont dures. Mais bon, il fait beau, temps doux sans vent, on revient vers la côte et filons vers le majestueux Cap Tourmente. Nous y passerons dans des conditions idéales, Dieu merci, et nous prendrons même amplement le temps de le contempler. L’endroit est fantastique et d’une incroyable beauté. Nous baignons dans les bleus marins, les verts de montagne, dans une beauté sans nom et dans une immensité qui n’en finit plus de s’étendre. C’est dans ces endroit-là, innombrables tout au long de la route, que je trouverai ce que je suis venu chercher. Nous poursuivons notre route et nous dirigeons vers Baie St-Paul mais voilà que le vent se lève et en 20 minutes nous passons d’une mer d’huile à des déferlantes de 3-4 pieds. Nous sommes à peu près à la hauteur de St-Tite des Caps, la côte est très rocheuse et bloquée en quelque sorte par les imposants renforts pierreux qui soutiennent la voie ferrée qui y passe. La marée continue de baisser et de plus en plus de rochers se découvrent dans la batture. Là, ça va mal. On n’a pas le choix, faut aller se mettre à l’abri et sortir des grandes eaux. On se faufile dans les roches, on en accroche et ce ne sera là que le début des coups et égratignures que nos kayaks vont subir. On touche le fond, dans la vase, loin, très loin du bord. On laisse les kayaks englués et, les bottes pleines boue, dry suits « beurrés » on part explorer la rive pour trouver un campement possible. On n’aura pas le choix de toute façon et comme j’ai vu que le renfort en pierres de la voie ferrée a l’air brisé ici et là et qu’en conséquence il ne peut plus passer de train, malgré les appréhensions de mon partenaire, on pourra camper sur la voie ferrée là ou beaucoup d’herbes ont poussé, ça fera un bon fond. On se repose un peu dans les roches et on part vider les kayaks pour tâcher de pouvoir les ramener au bord sans avoir à attendre des heures que la marée veuille bien nous aider. De la vase, de la vase et encore de la vase. Cette expérience-là ne nous fera plus jamais entrer dans une batture de la même façon. Nous sommes déjà épuisés, mais il faut encore aller chercher les kayaks et les tirer au bord. Ma groenlandaise va servir de bât et nous serons les bœufs. On y arrive enfin, exténués. On refait une pause et allons nous assoir sur la voie ferrée en savourant eau et bouffe énergétique. Tout est calme, nos yeux se perdent dans le décor, nous récupérons doucement. Je perçois soudain un bruit sur ma gauche et, à ma très grande surprise, je vois apparaître un gros camion sur le chemin de fer! Le véhicule harnaché aux rails vient vers nous et s’immobilise à notre hauteur. C’est l’inspecteur de la voie ferrée qui fait sa ronde. Nous allons apprendre que le train passe à tous les deux jours… je sens que mon partenaire et moi imaginons la même scène mentalement… euh… c’est la dernière fois que j’envisage de camper sur une voie ferrée. On se trouve donc un autre emplacement sur ce qui peut faire office de plage mais exigera de nous que nous partions avant que la marée du matin ne vienne tout balayer. Pierre trouvera une petite cascade pas loin et on ira marcher sur la voie histoire de se promener un peu. Elle est vraiment très abîmée et on se demande comment un train peut encore y passer mais le train va effectivement passer durant la nuit. Sans commentaires.

Jour 7, samedi 30 juin, quelque part avant Baie St-Paul.

Levés à 3 h, on file vers 4h30 sur Baie St-Paul. Tout va bien, mer calme et décor incroyablement beau. On passe le Massif et l’île aux Coudres est sur notre droite en avant. On approche l’heure de mi-marée, moment où les courants sont les meilleurs. Notre plan serait d’atteindre un emplacement passé Baie St-Paul, endroit suggéré par l’inspecteur de la voie ferrée. Pas question d’arrêter dans la baie où règne la boue à marée basse. L’heure propice, les courants favorables, l’état de la mer, les vents et l’angle qui serait le nôtre pour atteindre l’île nous font changer d’idée et nous décidons de faire le sprint de 10 km qui nous en sépare. Il faut sprinter pour arriver avant que le courant de marée de l’autre côté ne soit trop fort et nous emporte. L’atlas des courants nous indique un courant possible de 10 nœuds! On fonce et parcourons le 10 km en 45 minutes. À proximité du bord le courant prévu ne se démentira pas et nous fait fortement dériver. On s’accroche, on ne lâche pas et on atteint finalement une batture qui nous met à l’abri. Le vent du nord est fort et froid, on enfile les coupe-vent par-dessus nos costumes étanches. La vue sur Baie St-Paul est imprenable, c’est magnifique. On se couche sur les roches pour récupérer et on y dort même un peu. Pas de presse, on est là jusqu’à la prochaine marée… dans 6-7 heures. On se fait une soupe chaude, ça réconforte. On fera la connaissance de Laurent Dufour venu, en simple t-shirt et au grand vent dans la batture, travailler sur la vieille barque construite de ses mains dans ses jeunes années. Personnage vraiment sympathique, né sur l’île, il a passé sa vie à Montréal comme débardeur puis est revenu habiter la maison paternelle sur sa terre natale. Il va aimablement nous offrir de camper sur son terrain, mais il sait déjà que nous allons essayer de camper près des traversiers sur une petite plage apparue sur le gps (N47.41076 W70.41218), ce que nous ferons, au grand vent, pour nous mettre dans de meilleurs conditions de départ le lendemain.

Jour 8, dimanche 1er juillet, Île aux Coudres.

Nous nous levons vers 3h15 et une fois prêts, nous pagayons jusqu’aux traversiers inactifs garés au quai de l’île. Ils resteront inactifs jusque vers les 6h30, nous avons le temps de passer en toute sécurité et sans urgence. Nous sommes partis sur la fin de la marée haute pour prendre un peu d’avance sur la prochaine marée mais elle offre encore un contre-courant notable, sans doute parce qu’on est en période de hautes marées, pleine lune oblige. Le contre-courant nous force à accoster sur la rive de l’autre côté, nous attendrons le renversement de la marée pour ne pas dépenser d’énergie inutilement. On repart. Notre objectif sera au minimum St-Irénée où Hélène, l’épouse de Pierre, sera au rendez-vous. Le passage de Cap aux Oies, malgré une belle mer et des conditions idéales, nous fera goûter à clapotis et remous. Je n’ose pas imaginer ce que ça doit être quand les conditions sont mauvaises. Pagayer du clapotis c’est comme pagayer dans le vide. Nous arrivons tout de même facilement à St-Irénée et Hélène nous attend sur le quai. Nous échouerons nos kayaks sur la grande plage et profiterons, une fois arrivés, des commodités de sa chambre d’hôtel pour y prendre une douche puis irons, tant qu’à y être, bouffer au petit resto du coin. Jean, un des membres de Katabatik, entreprise locale qui organise des sorties en kayak de mer dans la région, nous fournira de précieux renseignements sur la côte et nous pourrons grâce à lui trouver le lendemain un campement magnifique et un site formidable d’observation des baleines. Il y aurait possibilité de camper tout près pour la nuit, mais après le départ de notre visiteuse nous choisissons de filer de l’autre côté de la baie. On y trouve un bel endroit tranquille avec un ruisseau et une multitude de petits bébés canards ici et là qui en suivent de plus grands (N47.58424 W70.19408). On se fait un bon feu avec le bois de grève et il se mettra à pleuvoir au coucher vers 20 h.

Jour 9, lundi 2 juillet, baie de St-Irénée.

Notre collègue de Katabatik nous recommandait Gros Cap à l’Aigle à 16 km (N47.69463 W70.02383) et nous nous y rendons. En cours de route nous observerons plusieurs bélugas, des marsouins aurait dit Laurent Dufour de l’île aux Coudres, et nous aurons même le sentiment d’être en plein dans leur garde-manger à un certain moment. Ils se tiennent à une petite distance et on peut les observer avec facilité, le moment est magique. Nous nous rendrons ensuite sur les rives du cap et trouverons le site de campement tellement beau que nous allons décider de camper plus tôt que d’habitude et de profiter du temps qui reste pour nous reposer.

Jour 10, mardi 3 juillet, Gros Cap à l’Aigle.

Beau matin, mer d’huile sans vent et assez fort courant de marée. Il faut se méfier des baies avec les courants de marée car il s’y produit des inversions de courant assez remarquables avec clapotis et remous. Nous y avons goûté à plusieurs reprises. Nous atteignons Baie des Rochers et, malgré les bélugas et rorquals à observer, nous décidons de pousser plus loin vers un site programmé sur nos gps pour profiter davantage du courant. En approchant du site en question, de forts vents du sud se mettent à lever une grosse vague et on décide d’entrer dans ce qui semble être une petite baie vraiment hostile à y voir les roches massives, sombres et impressionnantes. Sur la grève, un renard s’enfuit avec sa proie alors que d’un rocher, un phoque du Groenland se glisse à l’eau. L’endroit est vraiment plein de vie et devient du coup très intéressant. Un peu de biais, une île prend beaucoup de place dans le décor. On ne le sait pas encore mais cette île est la porte d’entrée d’un véritable coin de paradis qu’utilisaient des pêcheurs européens à une certaine époque. On laisse les kayaks dans les roches pour aller examiner la rive et on va trouver un bon endroit pour camper. Une fois installés nous irons marcher sur les roches et découvrirons partiellement une anse cachée derrière notre campement de même que ce qui semble être les vestiges d’un four dans le taillis à proximité du rivage. Le gps nous indiquera le nom de l’île. Au retour de notre promenade nous aurons même droit à un spectacle que donnera un des phoques du coin qui nous suit depuis notre arrivée. Nous irons examiner plus à fond le site le lendemain matin avant de partir et découvrirons un endroit d’une incroyable beauté. Une anse entourée de montagnes, de grosses roches plates pour accueillir des tentes, des accès naturels à même les rochers pour recevoir les grosses barques des pêcheurs d’autrefois, une végétation luxuriante et, comble de bonheur, une superbe rivière pour l’eau douce.

Jour 11, mercredi 4 juillet, une île et une anse cachée.

Lévés tôt même si la marée est de plus en plus tardive notre objectif sera aujourd’hui de traverser le Saguenay et de pousser un peu plus loin si possible. De tous les endroits à propos desquels nous avons reçu des commentaires, la traversée du Saguenay apparaît comme un des lieux les plus à risques. Un pilote du St-Laurent, père d’un ami, me disait que les navigateurs appellent l’endroit « le canon » tellement les vents et les courants peuvent y être forts et le risque d’être déporté dans l’estuaire grand. Les indications que nous avons reçues recommandent de traverser à l’étale de haute mer. La marée actuelle sera basse vers midi et donc haute à nouveau vers 18h30 ce qui nous ferait traverser le Saguenay plutôt tard et ne nous laisserait que peu de temps et de clarté pour trouver un campement. Toujours est-il que nous progressons vers Baie Ste-Catherine avec une marée qui baisse faisant apparaître les grandes battures et les roches. Nous atteignons les abords du Saguenay vers 10 h et il reste encore deux heures de marée baissante ce qui veut dire aussi que le courant va s’amplifier et qu’au terme des deux heures il y aura renversement et apparition du fameux « front » à la jonction des deux cours d’eau. Vaudrait mieux ne pas être dans les parages. Mon partenaire évalue que considérant l’état des eaux et du vent on pourrait traverser dès maintenant de là où nous sommes même si la distance est plus grande que celle recommandée. J’ai beaucoup d’appréhension. C’est beau du bord mais au milieu du Saguenay alors qu’il sera trop tard pour changer d’idée, ce sera comment? Nous décidons d’approcher le Saguenay lentement et prudemment et tentons de nous diriger vers Baie Ste-Catherine mais plein de courants contraires et de remous se manifestent, ce ne sera pas une bonne idée. Finalement, je me rallie à l’idée de Pierre et nous décidons de traverser dès maintenant, advienne que pourra. Tout se passe fort bien, pas de vent venant du fjord et on s’arrête même au beau milieu du Saguenay pour faire quelques photos avec le traversier en arrière-plan. Nous nous rendons ainsi pas loin de la côte et décidons de faire une pause sur un petit ilet rocheux que la marée a découvert. Le temps file et de toute évidence un fort courant s’installe dans les parages, nous devons filer et rejoindre la rive au plus vite, ce que nous faisons. Ce ne sera pas facile de contourner les roches avec un courant qui nécessitera toutes nos forces restantes pour s’en défaire. Sortis des roches et sortis d’affaire nous poursuivons notre route fort contents d’avoir franchi ce passage important. Le temps se gâte et nous cherchons un emplacement intéressant sur la rive. Un gros massif rocheux et une petite plage à ses côtés attire notre attention (N48.16460 W 69.63983). Nous nous y rendons, échouons les kayaks à une cinquantaine de mètres pour découvrir que la plage en question contourne le rocher et gagne en hauteur sur la rive, l’endroit sera idéal, on y reste. Campement, pluie fine persistante et gros feu qui va durer toute la nuit pour chasser l’humidité de nos vêtements et de nos humeurs.

Jour 12, jeudi 5 juillet, près de Moulin-à-Baude.

Notre objectif aujourd’hui, le Paradis Marin à Grandes-Bergeronnes pour s’y détendre un peu, prendre une douche et observer les baleines avant d’aller plus loin. Nous n’avons que 17 km à faire et ce qui s’annonce comme un jeu d’enfant s’avérera être le moment le plus exigeant de tout notre voyage. Habitués au courant favorable de la marée qui baisse nous sommes partis ce matin-là sans consulter l’atlas des courants de marée. Ce sera une grave erreur. Nous allons être pris dans des contre-courants générés par le relief sous-marin tout au long des 17 km et, ce qui n’arrangera rien, un fort vent de face va se lever. Nous allons pagayer des heures durant sans vraiment avancer beaucoup et expérimenter ce sentiment fort pénible de voir une côte qu’on n’arrive pas à atteindre. À un certain moment, obligés de faire une pause, on envisage de se laisser déporter par le vent et d’abandonner notre objectif de Paradis marin mais la pause nous redonne un peu de force et nous décidons de tenter à nouveau d’atteindre la rive rocheuse la plus proche pour s’y mettre à l’abri, se reposer et ensuite la longer jusqu’au camping. Le vent est fort, la vague dure, mais nous atteignons enfin les premières grosses roches et nous nous cachons dans une encavure pour reprendre notre souffle. Pas de temps à perdre cependant parce que si nous laissons la marée trop baisser ce sera très pénible d’atteindre la descente du site de camping à cause des roches qui vont prendre toute la place. On repart mais très encouragés cette fois puis on arrive enfin, au bout d’un kilomètre, au fameux camping. On loue un terrain, prend une douche, on fait du lavage et on se gave des petits plats que le Café Bleu tenu par Jean-Marc et Katia offre. Leur mijoté de bœuf est un pur délice et tellement apprécié dans les circonstances. Arrivés dans la brume nous dormirons épuisés au son des cornes de brume qui résonneront toute la nuit en se répondant dans la distance.

Jour 13, vendredi 6 juillet, camping Paradis marin, Bergeronnes.

Dans une brume épaisse nous quittons le camping pour nous diriger vers Les Escoumins puis les îlets Boisés en approche de Forestville notre prochaine cible. Il faut absolument naviguer au gps, impossible de voir quoi que ce soit dans la brume. Les premières minutes sont rigolotes et la technologie séduit mais au bout d’un quart d’heure on comprend que ce sera dur de passer des heures dans cette purée de pois. On réalise avec le gps et à devoir continuellement corriger notre course à quel point il serait facile et finalement immanquable de se perdre. On perd même le sens de notre propre équilibre à bord du kayak par moments. En approchant les Escoumins on fera un appel radio à Traffic maritime Québec pour signaler notre position car il y a du mouvement dans ce secteur où les navires changent de pilote. Effectivement un bateau pilote averti de notre présence confirmera nous avoir en vue et nous passerons proches un de l’autre en se saluant dans un décor fantomatique. La brume va se dissiper lentement nous redonnant une prise visuelle sur le décor ce qui va grandement faciliter la navigation. Les phoques sont partout et spécialement les phoques gris, énormes, qui restent heureusement à distance. Ils vont quelques fois plonger avec fracas comme pour manifester une certaine irritation. Pause aux Ilets Boisés (N48.41074 W69.31713) de toute évidence fréquentés par des « chasseurs ». Je ne recommanderais pas d’y camper à moins d’être en difficulté. Nous nous rendrons jusqu’à l’emplacement de la halte routière de Pointe Romaine pour constater qu’elle est très en hauteur et n’offre aucun intérêt pour des kayakistes, nous devons trouver un autre site. Nous sommes alors dans les roches et le courant de la marée montante se manifeste nous poussant vers la rive. Ce sera difficile de ressortir des roches tellement le courant deviendra fort. Nous trouverons finalement une plage convenable à proximité du village de Pointe Romaine et y camperons sous la pluie, encore.

Jour 14, samedi 7 juillet, Pointe Romaine.

Levés tôt même si nous ne nous occupons plus de la marée qui n’offre plus de courant directionnel intéressant à cette hauteur. Notre objectif sera la marina de N-Dame de Portneuf en banlieue de Forestville où il sera plus aisé pour la conjointe de Pierre de venir le récupérer pour le retour. Le vent souffle sud-ouest et nous l’avons de dos ou presque ce qui est excellent. Nous coupons la baie de St-Paul-du-Nord et de Rivière Éperlan pour sauver du temps et éviter autant que possible d’avoir à contrer la vague de côté. Nous prenons un cap sur la Pointe aux Boisvert mais plus on s’en approche et plus la vague vient de côté. Ça commence à être assez sportif. À quelques kilomètres de la pointe on accoste dans de la petite déferlante pour faire une pause. La plage est magnifique, à perte de vue, et il fait beau soleil. Nous repartons et passons finalement la pointe, ce qui nous redonne un cap presque franc nord avec le vent de dos à nouveau et une houle ronde, superbe et hypocrite qui nous berce allègrement en nous attirant vers le large. Une dernière pause sur la même plage plus loin avant de faire les derniers kilomètres et on se remet en route. Plus on avance et plus une superbe île de sable prend forme à notre droite. Nous ne le savons pas, mais le piège se referme. L’île en question est en réalité un banc de sable long de plusieurs kilomètres qu’il aurait fallu contourner par la mer et qui va nous bloquer la route nous empêchant d’atteindre la marina. Nous le réaliserons très tard, presque trop tard quand la marée baissante réduira le niveau de l‘eau à un point tel qu’il deviendra presque impossible de pagayer pour s’enfuir et quitter les lieux. Nous y arriverons cependant au prix de pénibles efforts et atteindrons en désespoir de cause la descente d’une résidence à partir de laquelle nous amènerons tout notre matériel au bord. Pierre rejoint sa conjointe pour lui donner notre position, elle arrive rapidement, un dernier regard sur fleuve, c’est fini.

Conclusion

Je devais poursuivre ma route en solitaire après avoir quitté Pierre à Forestville mais j’en ai décidé autrement et je suis rentré. Tout d’abord j’ai pagayé durant 14 jours sans relâche et cela n’aura pas été une bonne stratégie en vue de poursuivre la route. Il aurait fallu que je me repose plus fréquemment. J’avais encore beaucoup de force mais je ressentais aussi une réelle fatigue. Il y a ensuite le froid que je n’avais pas prévu et qui s’est installé sur la côte nord. Petits matins à 5 degrés. Je n’avais pas les vêtements techniques adéquats, ce sera à corriger. Pour finir, j’ai aussi appris que les exigences relatives à la manipulation et aux déplacements d’un kayak chargé selon les lieux et l’état de la mer sont très importantes et requièrent une dépense d’énergie plus grande que ce que j’avais pensé. La prochaine fois je pagayerai 3 ou 4 jours puis je prendrai une journée complète de repos. Je pensais partir en expédition mais je n’ai été qu’à l’école, une école de 450 km durant deux semaines. J’ai le bonheur d’avoir beaucoup appris et maintenant je suis plus fort et plus riche d’un savoir que je ne possédais pas. Ce texte pas plus que les photos que j’ai ramenées n’arriveront à rendre ou dire toutes les beautés que j’ai vues. C’était immensément, immensément beau. Passé l’île aux Coudres l’eau devient turquoise et limpide, on voit souvent le fond et sa végétation luxuriante, il y a les rorquals, les bélugas, les phoques, les milliers de canards, les montagnes immenses, les forêts luxuriantes, les îles, les anses, les cascades, les roches aux coloris, motifs et textures innombrables, les brumes colorées, les reflets. Magtogoek c’est tout ça et désormais il y aura toujours un peu de cette fabuleuse « rivière qui marche » en moi. Merci aux kayakistes qui se sont racontés et qui m’ont donné le goût de l’aventure. Merci à mon partenaire pour avoir contribué à faire de ce voyage un succès. Merci aux gens rencontrés qui ont offert leur hospitalité et leur aide. Merci à mon kayak d’expédition, un St-Laurent de 18 pieds, pour avoir fait corps avec moi sans relâche, avoir bravé sans défaillir vagues, roches, courants et remous et enfin pour m’avoir mené sain et sauf à bon port. Merci à tous ceux et celles qui m’ont accompagné en pensée et en esprit autant que soutenu dans ce projet. Heureux comme dans un kayak! Frank Brisson *Pour voir les photos de cette excitante expédition, consultez nos reportages-photo dans la section «images d’ici» en cliquant sur les deux liens ci-dessous: http://www.lecourriersud.com/article-121470-Reportagephoto-NicoletForestville-en-kayak-de-mer.html http://www.lecourriersud.com/article-121513-Reportagephoto-NicoletForestville-la-suite.html