Qui prend soin des médecins?

LETTRE OUVERTE. Quelle différence y a-t-il entre un radiologiste (comme le Dr B.) et un médecin de famille? Le radiologiste diagnostique en quelques secondes (et sur un écran) le cancer d’une personne qu’il ne connaît pas. Quant au médecin de famille, il doit annoncer cette nouvelle à son patient et le soutenir dans l’épreuve — à la vie comme à la mort.

Vous le voyez déjà, la différence est énorme! En ce qui a trait au médecin de famille, il s’agit d’une « relation médecin-patient ». Elle nécessite beaucoup de temps et d’implication. Elle draine de l’énergie et génère des émotions. Pourquoi n’en parle-t-on jamais, ou si peu?

Vous avez probablement un membre de votre famille atteint d’une maladie mortelle. Vous savez donc ce que cela implique. Imaginez maintenant que vous êtes émotivement liés à des centaines de personnes dont les diagnostics sont graves, les situations difficiles et les problèmes multiples… C’est ce que vivent tous les jours, et pendant toute leur vie, vos médecins de famille.

Quelles sont les qualités essentielles d’un bon médecin de famille? Il doit être accueillant, souriant et à votre écoute. Il doit prendre son temps avec vous, mais aussi avec ses centaines d’autres patients. Il doit presque tout savoir, être expérimenté, avoir à la fois de l’empathie, de la compassion, tout en demeurant objectif. Il doit répondre aux urgences, ne pas trop vous faire patienter, couvrir des heures défavorables, accepter de nouveaux patients et être disponible, même lorsque c’est impossible. Enfin, il n’a pas le droit d’être malade, ni de vieillir, ni de mourir. Il doit juste être plus que parfait! Malheureusement, il est humain. Comme vous!

Saviez-vous que la médecine est la profession où il y a le plus de dépressions et de suicides? Pourquoi? Parce qu’on demande à de simples humains d’être des machines, infaillibles, mais sensibles. Personne ne veut d’un médecin inhumain. Heureusement et malheureusement, ils sont compatissants à tout ce qui vous arrive. Cependant, ils ne doivent pas trop le laisser transparaître et se montrer forts, en parfait contrôle, en véritables maîtres de l’illusion, pour vous appuyer dans l’épreuve. Votre santé passe avant la leur. Ils encaissent pour vous, plutôt bien, jusqu’à ce qu’ils explosent ou implosent.

Avez-vous remarqué que lorsqu’on parle d’un médecin de famille, on ne parle jamais de la sienne? Pourtant, ça leur arrive d’avoir, eux aussi, une famille et une vie. Sont-ils moins dévoués pour autant? Ou simplement plus humains? On s’en rendait moins compte avant la féminisation de la médecine. Les hommes étaient toujours disponibles, 24 heures sur 24 et 365 jours par année. Ils ne donnaient pas naissance. Ils ne connaissaient pas leurs enfants.

Mes consœurs adorent leur profession, mais elles ne veulent pas y sacrifier leur famille et leurs petits. Sont-elles à proscrire pour autant? C’est pourtant ce que le Projet de loi sous-tend. Auront-elles le droit de prendre soin des leurs et des vôtres?

À ceux qui croient que les médecins de famille sont trop payés, savez-vous ce qu’ils risquent, chaque jour, pour pratiquer cette exigeante profession? Leur santé, celle dont on clame si haut et si fort qu’elle n’a pas de prix. N’oubliez pas que le médecin n’est payé que pour le travail qu’il effectue. Il n’a pas de congé-maladie, de vacances payées, ni de régime de retraite. Mais le pire

est qu’on veut lui enlever le peu de liberté qu’il lui reste en lui imposant plus de patients qu’il peut en suivre. Désolé, la pilule est trop dure à avaler.

Prenez soin de vos médecins. Lorsqu’ils disent que les conditions de travail (et de vie) qu’on veut leur imposer sont inacceptables, c’est qu’elles le sont vraiment.

Comme la population entière, tous les médecins souhaitent que les soins de santé soient accessibles à tous. Ceux qui ne sont pas passés au privé sont prêts à donner le meilleur d’eux-mêmes pour qu’il en soit ainsi, mais dans le respect de leurs droits fondamentaux, de leurs compétences et de leurs capacités.

Dans un système démocratique, ils ont aussi le droit d’être des femmes et des hommes, d’avoir une famille et une vie. De plus, ils ont tout intérêt à sauvegarder leur santé physique et mentale pour pouvoir continuer de s’occuper de la vôtre.

J’adore ma profession, mais je n’y laisserai pas ma santé. D’autant plus que je suis un médecin de famille, avec une famille, mais… sans médecin, comme tant d’entre vous. Je suis aussi un artiste. J’écris. Avec mes mots, je soigne ceux de milliers d’impatients. Beaucoup plus que je ne pourrai le faire avec des pilules. De plus, cette créativité, qui fait du bien autour de moi, est essentielle à mon équilibre.

Je suis un être libre dans une société libre. Jamais je ne marcherai au fouet et au pas derrière un général, même pour une jolie parade. Nous ne sommes pas en Corée du Nord! S’il le faut, comme plusieurs de mes collègues, je devancerai ma retraite de quelques années, ce qui signifiera vraisemblablement la fermeture de cliniques sans rendez-vous et la réorientation des bénéficiaires vers l’urgence.

Si vous ne l’étiez pas encore, vous deviendrez, à cause d’un projet de loi, des patients orphelins, sans médecin, et qui « engorgeront les urgences. » Au fait, avez-vous remarqué que c’est à vous qu’on fait porter la responsabilité desdits engorgements pourtant dus au manque de ressources médicales géré par le système lui-même?

Jamais l’avenir de notre système de santé n’a été menacé à un tel point par une dictature. Elle poussera à la retraite prématurée les médecins plus âgés, à la désaffiliation ou à l’exode les médecins d’âge intermédiaire et vers une réorientation de carrière ceux qui débutent ou qui envisageaient de devenir médecins et d’avoir une vie. Imaginez l’impact créé par la perte d’intérêt des jeunes pour cette merveilleuse profession qu’ÉTAIT la médecine de famille. Pour ma part, je me prépare à continuer de vivre libre et, je l’espère, à crever en santé!

Tous les médecins savent que lorsque le cœur est brûlé, aucun traitement-choc ne peut le ressusciter. C’est la fin. Je vais donc prendre soin du mien et de celui de ceux que j’aime.

-Francis Pelletier

Médecin à temps partiel et Pelleteur de nuages à temps couvert… et Dieu sait qu’il est couvert, le temps, par les temps qui courent.